lundi 29 juin 2009

Ma frustration d’Oum Kalsoum.


L’adoration dont est l’objet la chanteuse Oum Kalsoum dans tout le monde arabe, même plus de trente ans après sa mort, est inimaginable. Réellement inimaginable…
Pourquoi j’y pense aujourd’hui ? Je ne sais. Peut-être à cause des manifestations que les marchands de soupe préparent pour l’enterrement de Michael Jackson qui m’ont rappelé a contrario la ferveur populaire et spontanée qui a entouré la mort de la Diva….

Considérée dans cette culture comme la plus grande chanteuse et musicienne de tous les temps, Oum Kalsoum a reçu les surnoms les plus extravagants : « Astre de l’Orient », « Diva du monde arabe » « Rossignol d’Egypte », « Quatrième pyramide »…. On allait à ses concerts comme à un pèlerinage et l’on pouvait mesurer la fascination qu’elle exerçait tous les premiers jeudis du mois, à partir de l’année 1937, de novembre à juin, où elle donnait (en direct, évidemment) un concert de deux heures à la radio égyptienne. Selon les témoignages dont on dispose, tout le Moyen Orient, tout le Maghreb qui pouvait capter cette radio s’arrêtait de respirer, les rues se vidaient, la circulation se raréfiait, plus aucune activité n’avait lieu : toute la population s’agglutinait autour de postes de radio pour l’écouter.

Les seuls récitals qu’elle donna en 1967 en France à l’Olympia devant un public presque exclusivement musulman donnèrent lieu à des scènes d’exaltation collective stupéfiantes rapportées par les journalistes de l’époque qui découvraient avec étonnement le phénomène.

C’est à son enterrement que l’on mesura le mieux l’adulation dont elle était l’objet. On a estimé le nombre de personne présentes au Caire, dans le cortège de ses funérailles, à près de trois millions, à peine moins que pour le décès de Nasser. Les Cairotes en pleurs, littéralement traumatisés, se sont emparés de force de son cercueil dans le cortège officiel et l’ont promené des heures durant dans tous les lieux du Caire qu’elle aimait jusqu’à une mosquée où un imam a fini par persuader la foule de la laisser désormais reposer en paix.

Il est très rare de trouver dans l’Histoire une artiste qui fasse à ce point l’unanimité, aussi bien parmi le public qu’au sein des meilleurs musiciens et spécialistes de la musique qu’elle pratiquait (la musique arabe dite « classique » ).
Je veux dire par là que même si une partie de sa popularité tient à des considérations extra-musicales, ( son nationalisme, sa modernité, son investissement caritatif) aucune discussion n’est possible sur son immense talent. Aucune. Et le qualificatif « d’immense » semble faible.

Aussi j’éprouve une frustration immense à être totalement incapable de le percevoir...

J’ai beau visionner des vidéos d’elle, me renseigner, écouter, essayer de lire des traductions en anglais de ses textes, je constate sans le comprendre ce que les arabes appellent le « tarab », cette communion entre le public et la chanteuse, où celle-ci est poussée par lui dans de longues improvisations ( par exemple, les concerts de l’Olympia : six heures, mais seulement trois chansons !).

Sa voix était probablement très puissante si j’en juge par la quasi absence d’amplification lors de ses concerts. La Callas elle-même trouvait sa voix de contralto et mezzo-soprano « incomparable » pour sa flexibilité et sa capacité à chanter des phrases musicales d’une extrême subtilité.
Ne comprenant pas l’arabe, il m’est impossible d’adhérer aux textes et à l’expressivité qu’elle y mettait, ce qui semble, si j’en juge par les commentaires des spécialistes, la clé de son talent. Ses chansons, écrites par de grands poètes arabes, parlaient d’amour, de la patrie, de religion… Et impossible de trouver la moindre traduction en français sur internet.

Hélas, la musique, contrairement à beaucoup de lieux communs, n’est pas universelle. Et pour moi, être incapable d’apprécier celle d’Oum Kalsoum, restera pour toujours une grande frustration…

Pourtant, on aurait envie...

samedi 27 juin 2009

Les idiots et le "génie" de Michael Jackson


La mort de Michael Jackson est l’occasion pour un certain nombre d’idiots de parler de son « génie » ce qui, tout de même, ne manque pas de m’interpeller...

Outre que le terme de « génie » ne peut désigner qu’une qualité rarissime, il faut affirmer avec force qu’elle est celle du non-reproductible. Si Mozart peut être qualifié de « génie » c’est parce que l’on est incapable de composer à sa manière, ne comprenant toujours pas comment sa musique est fabriquée.
A cette première considération il faut en ajouter une autre, qui devrait pourtant être évidente : le génie d’un individu a pour corollaire, en principe, qu’il soit (au moins au début), totalement incompris, ce qui est incompatible avec le succès planétaire des tubes de Michael Jackson…

Mais bon, le plus grave dans cette affaire, c’est que ses admirateurs inconditionnels tombent dans le travers classique d’une forme de relativisme culturel qui limite la qualité artistique d’une œuvre au fameux « j’aime » ou « j’aime pas ». Ce qui les conduit effectivement à la lier au succès commercial ou à l’intensité de l’émotion personnelle qu’elle leur procure, laquelle dépend au moins autant de l'éducation ou de l'état d’esprit du moment que de la qualité de l’œuvre.
Il faut tout de même affirmer avec force qu’en matière d’art, il en est exactement comme ailleurs : seuls des sociologues peuvent valider la qualité du travail d’un sociologue, seuls des scientifiques peuvent juger celui d’autres scientifiques.
En musique c’est exactement pareil : certaines œuvres peuvent plaire ( ou déplaire) à un plus ou moins grand nombre d’individus, cela n’a absolument rien à voir avec leur qualité intrinsèque, laquelle ne peut vraiment être validée que par d’autres musiciens. En d’autres termes il y a une objectivité de la qualité de l’œuvre d’art, n’en déplaise aux obsédés du marché…

On ne trouvera pas un musicien sérieux pour qualifier l’œuvre musicale de Michael Jackson de « géniale ».
D’abord, son œuvre digne d'intérêt est très restreinte... Seuls quatre ou cinq titres surnagent, et si l'on y trouve une utilisation intelligente des machines, synthétiseurs, boîtes à rythmes et autres sequencers, l’essentiel est dû aux arrangements et à la production de Quincy Jones avec quelques « gimmicks » qui sont probablement de lui.
Si l’on essaie de juger sur des critères "vérifiables", voici ce que l’on peut en dire : d’un point de vue mélodique c’est très élémentaire, peu élaboré, peu créatif. Harmoniquement c’est du niveau « guitariste débutant », trois ou quatre accords par titre, guère plus. Sur le plan rythmique c’est simple mais efficace. Sur le plan de l’interprétation vocale, en revanche, c’est enlevé, « pêchu », juste, très pro, rien à dire. Les arrangements, eux sont généralement impeccables et avec quelques vraies trouvailles.
Mais tout cela reste un peu court pour crier au "génie" sur le plan musical...

Reste qu’en tant que danseur, là, il a été vraiment formidable.
Mais s’il est à ce point adulé par toute une génération, c’est parce qu’il a été la concrétisation la plus exemplaire des pires dérives idéologiques et culturelles de ces années-là : la "starisation", la « variétisation » de la pop-music avec sa simplification pour les besoins du marché le plus large, le déplacement de l’écoute musicale vers la perception visuelle (avec comme corollaire son appauvrissement) en faisant de la musique un accessoire du clip. Michael Jackson, faut-il le dire, est contemporain du déferlement de l'idéologie néolibérale sur le monde qui a définitivement fait de la culture populaire une marchandise comme les autres, dont le seul valorimètre est le chiffre des ventes et l'argent qu'elle rapporte.

Non, il ne suffit pas d’être fêlé pour être un génie…

dimanche 21 juin 2009

Enigmes pourpres


Comme tout le monde je suppose, il m’est arrivé de tomber, dans mon enfance, sur des énigmes dont la solution ne m’a été connue que beaucoup plus tard.
Je me souviens ainsi d'une phrase de mon livre d’histoire de CM2 qui expliquait que la Marseillaise avait été composée par "un officier du génie" du nom de Rouget de Lisle. De longues années, avant d’apprendre que « le génie » désignait aussi au sein des armées les gens chargés des constructions et aménagements de terrain, je me suis perdu en conjectures, me demandant bien ce que ce soldat et son œuvre avaient de si génial, la Marseillaise ne me semblant pas mériter un tel qualificatif. Et je n’osais pas poser la question à mes maîtres de peur de commettre un blasphème…

Une autre énigme, celle dont il va être question ici, n’a trouvé sa réponse qu’assez tard.
J’ai eu la chance de faire du latin de la sixième à la terminale et à ce titre j’avais avec mes camarades des cours nombreux sur la Rome antique. Et j’ai toujours été intrigué par cette couleur pourpre dont les Romains semblaient si friands mais qui était utilisée avec une telle parcimonie que les toges des sénateurs en avaient juste une bande. Pourquoi cette couleur et pas une autre, et qu’avait-elle donc de si particulier pour que Néron, dans sa folie, eût décidé de la réserver à son usage exclusif sous peine de mort ?

Je connais désormais les deux réponses à cette énigme venue du fond de mes humanités.
1. La teinture pourpre de l’antiquité qui est en réalité un ensemble de couleurs allant du rose au violet suivant les variétés de coquillages et les procédés de teinture ( la couleur la plus recherchée étant un rouge profond ) était la seule teinture stable pour tissu de l’antiquité, ne « passant » pas, ni au soleil ni aux lavages. Elle s’enrichissait même, avec le temps, de teintes nouvelles, plus profondes et plus lumineuses.
2. A cette propriété exceptionnelle s’ajoutait le coût exorbitant de la matière qui était, il faut le savoir, la plus précieuse de l’Antiquité, bien plus que l’or, l’argent ou quelque pierre que ce soit. La raison en est simple, d’après les calculs du chimiste Fiedlander il fallait environ dix mille murex pour obtenir un gramme de teinture pure. Et avec un gramme on ne devait pas pouvoir teindre une surface bien grande… La main d’œuvre servile était certes bon marché mais tout de même, entre le ramassage, le travail minutieux pour en extraire la partie utile, puis la macération et les autres opérations nécessaires à la teinture, on comprend mieux pourquoi, lorsque Alexandre le Grand s’empare de Suze et y trouve cinq mille quintaux de teinture pourpre d’Hermion accumulée là depuis un siècle, il met la main sur le plus fabuleux trésor que l’on puisse imaginer dans l’antiquité…
D'après la plupart des historiens ce sont les Phéniciens qui auraient découvert le procédé. Cela est contesté par d'autres qui leur reconnaissent la diffusion commerciale dans toute la Méditerranée, mais pas l’invention qu’ils attribuent aux Egéens. Certaines cités, Tyr notamment étaient célèbres pour leur habileté.
On n’a pas retrouvé tous les secrets des teinturiers antiques mais fondamentalement les opérations principales sont les suivantes : il faut casser la coquille du murex et en extraire la partie qui contient la glande dite « hypobranchiale ». C’est une petite bande d’environ deux centimètres de long sur cinq millimètres de large et de moins d’un millimètre d’épaisseur. C’est elle qui sécrète un mucus contenant ce que l’on appelle les « précurseurs » de la pourpre qui sont, comme pour l’indigo, d’abord incolores. Ces glandes sont laissées plusieurs jours à une température d’une quarantaine de degrés dans un milieu alcalin à base d’urine et d’autres ingrédients. Les tissus sont ensuite trempés dans ces bains et exposés à l’air pour que la couleur se développe.
Ces activités dégageaient une puanteur épouvantable…Mais elles étaient si rentables que de multiples contrefaçons ont circulé tout au long de l’antiquité.
A force de ramasser des murex, l’espèce s’est raréfiée et de nouveaux procédés, moins chers, furent découverts (cochenille, particulièrement…).

Il ne me restait plus qu'un mystère à percer, son genre : c’est le pourpre ou la pourpre ?
La réponse est la suivante : le pourpre c'est la couleur, et la pourpre c'est la matière qui permet de produire cette couleur...



Ah, j'oubliais, dernière bizarrerie, "pourpre" est une exception : en tant que qualificatif de couleur se rapportant à celle d'un objet(comme marron par exemple), il n'est pas invariable et s'accorde au pluriel : "les toges pourpres des empereurs...."

jeudi 18 juin 2009

L’incroyable chant diphonique.


Ce qu’il y a de merveilleux avec la musique, c’est que la culture humaine semble infinie. On croit avoir fait le tour de certaines techniques comme par exemple celles qui permettent d’utiliser la voix pour chanter, on s’imagine que les maîtres occidentaux les ont toutes inventées, le chant de tête, de gorge, de poitrine, de ventre, de fausset et que sais-je encore, et voilà que très récemment je découvre l’existence du chant diphonique.

Il s’agit d’une technique qui permet à un chanteur de produire plusieurs notes simultanément (deux en principe). Pour être tout à fait précis il n’y a pas une mais plusieurs techniques pour parvenir à ce tour de force, et avec des résultats sonores différents. Prodige d’ailleurs tellement incroyable que lorsque les premiers observateurs européens rapportèrent au XIXe siècle l’existence de ce chant en Mongolie, ils ne furent pas crus.

Je suis incapable de vous décrire exactement la manière dont les chanteurs s’y prennent, on trouvera un article assez complet sur la question sur Wikipedia et ici, mais je trouve intéressant de constater que ces techniques essentiellement répandues en Haute Asie (Mongolie, Sibérie, Thibet) se retrouvent d’une manière tout à fait extraordinaire dans un chant traditionnel de Sardaigne, le canto a tenore, pratiqué par quatre chanteurs dont l’un au moins utilise le chant diphonique si bien qu’on a la nette sensation, en les entendant, qu’ils sont au moins cinq.

Mais le mieux est évidemment de faire entendre (il faut, sur PC, se mettre en affichage plein écran sinon, on n'accède pas à la fonction qui permet d'écouter et visualiser la transcription du chant sarde) :

D’abord le chant diphonique mongol

Puis un canto a tenore sarde (Evidemment il est faux de dire qu'aucun chanteur ne chante la 5e voix. Je suppose que le texte veut dire qu'il ne sont que quatre pour cinq voix!)

Extraordinaire, non ?

mardi 16 juin 2009

"As slow as possible" de John Cage


Depuis le 5 septembre 2001 se déroule, dans la cathédrale de Halberstadt en Allemagne, le concert le plus long et le plus loufoque du monde.
On y joue l'œuvre du compositeur américain John Cage baptisée Organ2/ASLSP sur un orgue en construction. Cette partition assez courte sur le papier (4 feuilles A4) est la version « longue » d’un partition prévue à l'origine pour piano, de 20mn. Mais quand on vous dit longue, c’est longue : 639 ans exactement, et nécessitera donc un assez grand nombre de générations de musiciens pour être jouée.
« Jouée », d’ailleurs, est un grand mot car le musicien n’intervient qu’à chaque événement prévu dans la partition, le reste du temps ce sont des poids qui maintiennent les touches enfoncées.
Les distances entre ces modifications sont à ce point considérables que c’est à chaque fois l’occasion d’un événement mondain ou des gogos (qui paient, en plus…) se pressent pour venir assister à cette arnaque artistique.
Ainsi, à ce concert qui a débuté le 5 septembre 2001 à minuit pile devant une foule compacte, on a vu des techniciens s’affairer, on a entendu le bruit de la soufflerie de l’orgue… et rien d’autre : en effet le facétieux compositeur fait débuter son œuvre par un silence de 17 mois...
Par la suite, voici les « événements » qui se sont succédés : le 5 fevrier 2003 un premier accord de trois notes (sol #, si, sol # à l’octave) a été joué ; il a duré jusqu’au 5 juillet 2005, rejoint en juillet 2004 par deux mi à un octave d’intervalle qui dureront jusqu’au 5 mai 2006. Le 5 janvier 2006 un bel accord comportant un la, un do et un fa # a été ajouté, un accord composé d’un la bémol et d’un do a été joué le 5 juillet 2008, le do a disparu le 5 novembre 2008 et un nouvel accord comportant un ré et un mi a été introduit le 5 février de cette année 2009. La prochaine modification aura lieu le 5 juillet 2010 avec la disparition du mi…

On trouve le début de la partition ( jusqu’en 2013) sur le site de la ville. Pour y lire les dates ( en rouge) il faut à la fois agrandir l’image et la regarder de loin.

En lisant ces informations, je me suis dit qu’il avait une convergence des arts post-modernes. Entre un tableau entièrement blanc et une autre œuvre du même Cage où le chef d’orchestre donne le départ d’un morceau qui n’est que du silence, il y a une similitude évidemment. Mais ce « As slow as possible » c’est encore autre chose et la preuve de la spécificité de la musique qui a comme « matière » le temps, la durée. L’esthétique musicale a longtemps fonctionné sur la mémoire, aussi la version longue de cette œuvre ne peut pas être juste la même que la courte en (beaucoup) plus long. La mémoire, là, est matérielle, c’est la partition, la relation des « modifications » de la partition par ceux qui en parlent.

Que peut nous apprendre une œuvre pareille ? A quoi nous invite-t-elle à réfléchir ?
Peut-être à la mémoire, et à son devoir. Probablement à l’immensité du temps et à la finitude humaine. Un peu comme ce "silence glacé des espaces infinis", ce vertige dans lequel nous plonge l’espace/ temps des astrophysiciens.
A moins que l’on ne soit touché, au contraire, par l’inanité des œuvres humaines (on pense à ces pins plantés dans les Landes par Louvois, « pour les mâts des voiliers du XXIème siècle »).
En revanche, je ne comprends pas ce que cela apporte à ceux qui se pressent dans cette église à chaque changement de note. Ceux qui y viennent commettent probablement une erreur : l’œuvre n’est pas dans ce qui est produit mais dans l’idée qu’en a eu le compositeur. De la même manière, ceux qui se déplacent pour aller voir un tableau blanc sont des idiots ou des snobs : il suffit de savoir qu’il existe.Tout le monde sait ce qu’est du blanc ou du silence.

Sauf que, paradoxalement, là, il n’est plus question de silence : il faut comprendre que, au contraire, lorsque les notes sont jouées c’est pour des années, sans interruption. Tant que l’on en reste à trois sons sur des petits tuyaux, seuls les voisins immédiats peuvent trouver cela un tantinet fatiguant ; mais lorsque, comme cela est prévu, cet orgue sera équipé de tuyaux allant jusqu’à cinq mètres de long et qu’il crachera nuit et jour le tonnerre, il est peu probable que les habitants de cette petite ville le supporteront longtemps...